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1er Prix - La Traversée

Par Chloé Génovési

 

Le capitaine regarda la masse informe recroquevillée à ses pieds. Il ne restait plus rien du joli visage enfantin du petit mousse, qu’une bouillie de sang et de chairs noirâtres. Derrière le cadavre, l’équipage hébété et silencieux semblait s’absorber dans l’immensité humide qui encerclait le vaisseau. Seul Cornelis était vif, comme toujours. Ce fut d’ailleurs lui qui prit la parole avant même d’y être invité.

 

« On n’a pas eu le choix Capitaine. C’est lui qui nous a attaqués ! »

 

Le capitaine ne répondit pas. Autour d’eux, et pour la première fois depuis des jours, la mer et le ciel étaient plats et bleus. Les côtes néerlandaises n’étaient plus très loin. Bientôt, ils dormiraient au sec et boiraient de la Pilsener fraîche et mousseuse. Ils dévoreraient des tartines de hareng et des saucisses fumées nappées de moutarde. Ils s’abandonneraient dans les bras puissants des créatures massives qui arpentaient le port, à la recherche de marins à consoler contre quelques pièces.

 

Bientôt, demain matin au plus tard.

 

« On était couchés, tranquilles dans la cale, on dormait, on dormait profondément. On avait eu une dure journée. Une dure semaine même. Enfin, je vous apprends rien Capitaine, on est tous dans le même bateau, Cornelis ricana, sauf votre respect Capitaine, hein… Et là, il a débarqué avec un poignard. Un poignard ! Il a essayé de saigner Jacobus. Heureusement, on l’a intercepté avant, mais Jacobus s’en est quand même sorti avec une belle entaille. Montre-lui Jacobus ! » L’intéressé sursauta en réalisant qu’on s’adressait à lui et Cornelis dut répéter plusieurs fois avant que le matelot ne tire son col d’un geste lent pour dévoiler la balafre bien dessinée qui lui zébrait la clavicule.

 

Le capitaine pensa à ses gosses restés à Amsterdam. La plupart de ses hommes étaient d’ici et retrouveraient leur famille dès leur arrivée. Le petit mousse aussi avait des origines néerlandaises, mais ça aurait été son premier séjour en territoire Batave. Le capitaine, lui, y avait posé les pieds pour la première fois 20 ans plus tôt. Pour croiser presque aussitôt le regard de Pietronella. La suite n’était que douce banalité, il l’avait épousée et ils avaient eu quelques enfants. La plupart avaient survécu et ceux-là attendaient avec une impatience inquiète le retour de leur père.

 

« On l’a attaché à un poteau. On s’est dit, on ne va pas réveiller le capitaine pour ça. On verra demain. Mais il a réussi à s’échapper et il a encore essayé de tuer, Gijsbert cette fois. Montre-lui Gijsbert ! » Le marin ne réagit pas et Cornelis lui saisit brusquement le bras avant de retrousser sa manche pour dévoiler l’entaille qui reliait soigneusement le coude et le poignet.
 

Lors de ses premiers voyages aux Pays-Bas, seule la silhouette solide et généreuse de Pietronella avait trouvé grâce aux yeux du capitaine. Il avait du mal à saisir la poésie de ce vent gorgé de grêle qui vous lacérait le visage avec acharnement. Et surtout ce plat, partout, tout le temps, sur la terre comme dans le ciel.

 

« On l’a maîtrisé, reprit Cornelis avec hargne, mais il s’est rebellé, et ça a dégénéré. Il avait l’air frêle, mais c’était un démon, un vrai démon, possédé d’ailleurs, probablement. Que Dieu m’entende, c’est toujours les plus malingres les pires, parce qu’on se méfie pas. C’était lui ou nous. Il nous aurait tous tués dans notre sommeil et ensuite, ça aurait été votre tour, Capitaine. »


Le capitaine avait fini par s’habituer à ce ciel lourd toujours prêt à vous tomber dessus et à cette végétation morne et sableuse. Aujourd’hui, il appréciait leur apaisante sobriété, même si rien ne remplacerait jamais ses Pyrénées natales.


« Alors, qu’est-ce qu’on fait Capitaine ? »


Le capitaine leva les yeux de la masse informe pour observer son équipage en déroute. De grands benêts rongés par une gueule de bois épouvantable, encore sidérés par leur violence et leur acharnement de la veille.


« Vous connaissez la règle, quand on arrivera au port, je devrai prévenir les autorités locales. »


Cornelis ne se laissa pas démonter. L’homme était imperturbable, toujours calme et avenant, même si ses pupilles brillaient d’une lueur inquiétante qui ne vacillait jamais. Un jour Cornelis deviendrait capitaine à son tour et sûrement bien plus que ça. Amiral, pourquoi pas.


« Allons, allons Capitaine. Ce ne serait pas le premier marin qui finit à la flotte. On aurait fait quoi s’il était tombé malade et qu’il en était mort ? On l’aurait jeté par-dessus bord pour éviter qu’il nous contamine. Ce n’était peut-être pas la peste Capitaine, mais pour sûr que c’était la rage et j’ai entendu dire que c’était sacrément contagieux, ça aussi. »

Le petit mousse était venu trouver le capitaine, alors que son navire était amarré à Aruba. 
Le jeune garçon avait entendu dire que le Dappere Wind cherchait un nouveau membre d’équipage. Le capitaine avait immédiatement refusé. Le gamin était trop jeune. Il était inexpérimenté, il n’avait jamais navigué aussi longtemps. Et puis surtout, il était maigrelet, maniéré et il avait une voix d’adolescente. Le petit mousse ne tiendrait pas une semaine sur le navire, entouré de ces gros bras forts en gueule. 

 

Le capitaine avait été honnête, mais le gosse ne s’était pas laissé démonter : il avait du caractère. Certes, il n’avait encore jamais fait de transatlantique mais ces dernières années, il n’avait quasiment jamais touché terre, enchaînant les missions sur des vaisseaux locaux. Il était solide et avait seulement besoin qu’on lui donne sa chance.

 

C’était toujours très compliqué de trouver des marins qui acceptent de partir l’été quand l’océan était le plus déchaîné. Les novices ne s’y risquaient pas, les matelots expérimentés étaient déjà en poste. Le capitaine n’avait pas eu le choix que de se laisser convaincre et il avait engagé le petit mousse en le prévenant : à bord c’était chacun pour soi et si ça tournait mal pour sa pomme, il faudrait qu’il assume.


Heureusement, le jeune garçon avait immédiatement séduit l’équipage. Sous ses airs enfantins, il était courageux, presque tête brûlée. Cornelis avait immédiatement jeté son dévolu sur ce gamin à qui il donnait du « mon héritier » et du « mon fils ». La traversée s’annonçait finalement tranquille et facile, et l’héritier était rapidement devenu « le porte bonheur », sobriquet que le petit mousse portait avec plaisir, fier de s’être aussi facilement intégré à cette bande de matelots durs à cuire.


Les problèmes avaient commencé à pleuvoir dès la fin de la deuxième semaine. La cale n’était pas suffisamment étanche et les vivres humides pourrissaient rapidement. On essayait de limiter les dégâts, mais les rations épargnées étaient frugales, voire inexistantes. 
Les éléments extérieurs s’étaient ensuite ligués à la disette pour torturer l’équipage, et la mer s’était démontée un soir pour ne plus jamais retrouver son calme. 

Heure après heure, les marins affrontaient des vagues immenses qui balayaient le pont sans relâche, dans un grand fracas d’écume. Seul l’alcool leur apportait encore un peu de réconfort au beau milieu de cet enfer détrempé.


Mémoire d’équipage, on n’avait jamais vu de traversée aussi cauchemardesque et Cornelis en avait rapidement conclu que leur petit mousse porte-bonheur devait en vérité être une saloperie de porte-malheur. Les marins étaient superstitieux. Bien sûr, ils se doutaient qu’un pauvre bougre de 17 ans à peine ne pouvait pas à lui tout seul endosser la responsabilité de toute leur infortune… Mais dans le doute, cela ne coûtait rien de l’éviter. Cela ne leur coûtait rien à eux en tous cas, le petit mousse lui, s’était retrouvé de plus en plus isolé. Mais cet isolement n’avait pas calmé la mer pour autant.


C’est à ce moment-là que les choses avaient dérapé. Le capitaine avait senti que ses hommes lui échappaient, perdus au beau milieu de cet océan impitoyable, et quand Cornelis avait commencé à passer ses nerfs sur le petit mousse, il avait laissé faire. Le capitaine avait une bonne excuse : le gosse était prévenu, il devait apprendre à se défendre tout seul. Alors qu’il se démerde comme un homme. En vérité, le capitaine était surtout soulagé que la rage de ses hommes se dirige sur un individu aussi insignifiant que ce jeune matelot encore inconnu de tous. Rien de personnel, le capitaine avait même de la sympathie pour ce marmot, mais il ne faisait pas partie du clan.

La situation avait encore dégénéré, tout ce que faisait, ou ne faisait pas le gamin était retenu contre lui. Et puis, une voix et des manières pareilles, on savait ce que ça voulait dire. En l’absence de femmes sur le bateau, ça ferait l’affaire, que le petit mousse le veuille ou non. Le capitaine savait qu’il y avait des moments où il valait mieux ne pas descendre à la cale. Aucune importance, il y avait toujours tant à faire sur le pont.

 

Dorénavant, il évitait soigneusement de croiser le regard de sa jeune recrue, mais ça n’était pas très dur, il avait perdu de sa superbe le petit et il marchait maintenant tête baissée, les yeux plantés dans le plancher poreux.


Il l’avait prévenu, il allait se faire bouffer, il s’était fait bouffer, le petit mousse n’avait que ce qu’il méritait. Le capitaine avait autre chose à foutre que de jouer les nourrices, il devait tenir son équipage en vie, ça consumait tout son temps libre. D’ailleurs, il avait accompli sa mission, il ne savait pas par quel miracle ils avaient tout de même réussi à atteindre l’Europe. Enfin, presque tous.

 

La veille, le capitaine avait entendu des cris qui montaient de la cale. Ce n’était pas la première fois que le petit mousse appelait à l’aide au milieu de la nuit, même si ses cris s’étaient récemment faits plus rares et résignés. Ce soir pourtant, il donnait de la voix, sa plainte désespérée implorait la pitié. Le capitaine percevait quelques injures en réponse et les rires gras de ses hommes qu’il devinait ivres morts. Comme d’habitude. Le chaos sous lui s’était intensifié, les cris du gamin affrontaient d’autres voix, plus fortes, plus graves, le môme n’abandonnait pas si facilement. Le capitaine s’était tourné et retourné sur sa couchette en attendant que le boucan cesse. Heureusement il n’avait bientôt plus entendu le moindre bruit.

« Capitaine ? On fait quoi, on le balance à la flotte ? » Répéta Cornelis

Le capitaine ne répondit rien et se pencha pour saisir le petit mousse aux épaules. Il fit signe à Cornelis de lui prendre les pieds. Les deux hommes se dressèrent par-dessus le bastingage et jetèrent le corps à la mer.

En regardant la silhouette sombrer dans l’eau, le capitaine revit Antonio, le petit mousse, le jour du départ, tellement heureux d’embarquer pour sa première grande aventure. Il rêvait de découvrir la Hollande du Nord, région natale de sa mère. Antonio était né au Nouveau Monde mais s’était toujours promis de retourner en Europe pour explorer les Pays-Bas dès qu’il en aurait l’occasion. Les premières semaines, quand il parlait encore, il leur avait raconté le Noord Holland de sa mère, parsemé de gigantesques tulipes multicolores, de fromages fins et délicats à la couleur de l’or et de moulins dont les ailes pourpres dansaient dans le ciel lumineux. Les marins attendris savaient que leur mousse serait un peu déçu lorsqu’il débarquerait sur la terre de ses ancêtres et réaliserait que les fleurs que l’on trouvait à Aruba n’avaient rien à envier à leurs tulipes qui ne poussaient que quelques jours par an.

Le capitaine imaginait le jeune Antonio, frissonnant alors que ses pieds nus s’enfonçaient dans l’eau froide et boueuse de la mer du nord. Qu’aurait-il pensé de ces plages à perte de vue, seulement peuplées de mouettes, lui qui ne connaissait que les flots turquoise de la mer des Caraïbes ? Le capitaine en était certain, contrairement à lui, il ne lui aurait fallu qu’un regard pour tomber en adoration devant ces étendues désolées.

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