3e Prix - La Première fois que je suis mort
Par Céline Garay
Même dans le tunnel, on sentait la vitesse, le bruit de la machine glissant sur les rails. L’obscurité était interrompue par des stries de lumière revenant à intervalles réguliers, comme des flashs qui s’enclenchaient à notre passage. Puis, l’ombre s’était faiblement éclairée. Petit à petit, la lumière gagnait du terrain et dissipait le mystère dans lequel les passagers étaient plongés. C’était un mouvement infime mais évident, on s’approchait de la sortie. Et tout à coup, il faisait jour. On longeait une autoroute, camions et voitures filaient en sens inverse, des panneaux de signalisation haut dans le ciel indiquaient le nom de villes inconnues. J’avalais deux tablettes de Xanax d’une gorgée d’eau tiède. La tête appuyée contre la fenêtre, je regardais le paysage comme si c’était ma vie qui défilait à toute vitesse. Eva n’en pouvait plus, c’est tout ce qu’elle répétait en fermant la porte. Elle pleurait. Oui, j’avais déconné. Ce voyage, c’était ma dernière chance, j’allais changer. Au premier plan, un mur grisâtre et des barbelés altéraient la vision. Des pylônes tendus de câbles défigurant les champs. Des bois et même une rivière. Parfois, un autre train apparaissait et c’était comme si on avait posé le pied sur un tube de gouaches, le jaune et le bleu jaillissaient, s’échappaient et coulaient le long des vitres. La couleur finissait par se distiller et disparaître. Le mur gris reprenait le protagonisme, parfois, interrompu par des plantes rebelles qui parvenaient à croître, les racines dans le béton, les feuilles dans les gaz d’échappement. Un parking, des édifices en préfabriqué, de la tôle, du béton et du ciment ; une grue suspendue, la fumée de plusieurs cheminées industrielles, au loin. Des cylindres, des containers, des bâtiments aux toits pointus et oranges, d’autres gris et plats. Les formes et les matières se superposaient, s’accumulaient, maisons, parking, édifices, le vert finissait par disparaître pour laisser la place aux gris et aux beiges. Le vivant s’évaporait au profit des constructions, des matières rugueuses et granuleuses. Des murs longeaient la voie ferrée désormais, les freins grincèrent, le train entra en gare d’Amsterdam.
D’abord, il me fallait un lit, je suivais mon app’ jusqu’à la pension la moins chère du quartier. Tout près de la gare, une chambre avec pour tout mobilier, un lit métallique dont les effluves témoignaient d’une autre époque. Des rideaux poussiéreux empêchaient la lumière d’entrer. Je m’allongeais dans un grincement après avoir ingurgité un relaxant musculaire. J’allais prouver à Eva que je pouvais décrocher, arrêter toute cette merde. Y’avait du boulot à Amsterdam, tout le monde le disait, du boulot et de l’argent. Y’avait qu’à se pointer et ramasser. J’étais comme un enfant le jour de la rentrée des classes, la peur au ventre mais plein d’espoirs. Le téléphone au fond de mon sac sonnait sans arrêt, je ne répondais plus, aucun message d’Eva, que des insultes ou des menaces, je préférais sortir. J’avalais les derniers anxiolytiques en ma possession et descendais les escaliers de la Pension Zonneweelde quatre à quatre. J’allais trouver un travail, un logement, rembourser tout le monde, redevenir fréquentable. L’argent, c’était pour m’en sortir, j’avais promis.
Sur la place ronde d’en bas, un château médiéval entouré des terrasses de restaurants, un air de cumbia s’échappait de maisons penchées au-dessus de l’eau, l’odeur du poisson frit se mêlait aux effluves de kebab. Ici on croisait des hommes à kippa, des êtres en porte-jarretelles et perruques, des enseignes en idéogrammes chinois. Malgré la migraine, j’entrais dans un café et demandais à parler au manager. Il fallait repasser plus tard, donner un curriculum ou à défaut un numéro. J’inventais une expérience de serveur, j’insistais pour laisser mon téléphone en essayant de sourire sans montrer mes chicots. On me fit répéter à cause de mon accent, on me congratula de regards en coin. Je recommençais quand même au café suivant. Après une heure, la fatigue appuyait de tout son poids sur mes épaules, mes muscles, comme un élastique sur lequel on aurait trop tiré, étaient à la limite de casser. J’étais en sueur. Il fallait continuer, pour me donner du courage, j’imaginais Eva souriant, comme la première fois que je l’avais vue : si belle avec ce regard, profond et noir à la fois.
J’entrais dans une pharmacie et balbutiais quelques mots d’anglais. Mes mains tremblaient, ils me firent asseoir, mais refusèrent de me donner un substitut. Il fallait se rendre à l’hôpital, cela prendrait des heures. À peine quelques minutes plus tard, je me retrouvais sur le pavé, une boîte de paracétamol dans les mains. Les larmes aux yeux, j’achetais une grande cannette de bière. J’avalais les comprimés et engloutissais son contenu sur le trottoir d’en face. Appuyé contre une porte, je laissais couler le liquide dans ma gorge. À la fin de la canette, mon corps s’était relâché. J’en achetais une autre.
Je plongeais dans les méandres d’Amsterdam, j’avais beau avancer, je retrouvais encore des rues pavées, des canaux, des ponts, des cyclistes. Toutes les rues se ressemblaient. Si bien que j’avais l’impression de tourner en rond. Je marchais vite, suivant l’eau noire du canal, musique psychédélique dans les oreilles. Je parcourais la ville, des sillons de lignes droites, de langoureuses courbes, je baissais les yeux quand je croisais des groupes de jeunes éméchés, des amoureux qui s’embrassaient, de joyeuses altercations. Moi aussi, j’avais droit à cette vie-là. J’avais tout gâché mais Eva n’avait pas fait cet enfant toute seule ! Elle avait besoin de moi ! Elle me pardonnerait, j’allais lui prouver que je serai un bon père. Alors on pourrait tout recommencer, à trois cette fois. La chaleur avait recouvert la ville d’une chape grise et poisseuse. Je fumais quelques joints déjà roulés, assis en terrasse d’un coffee shop, entouré de touristes en plein fou rire. J’allais y arriver, mais par quoi commencer ? Je m’endormis le bras replié sur la table, sans avoir trouvé de réponse.
On m’avait délogé à la fermeture. À tâtons, je retrouvais le chemin de la pension. Plus sommeil, la douleur s’était réveillée en même temps que la nuit. Les jambes fatiguées par la marche, le dos moulu du voyage et la gorge endolorie, je tournais en rond dans la chambre. Je soudoyais le veilleur de nuit pour quelques tranquillisants. Il avait fini par griffonner un numéro de téléphone sur un morceau de papier froissé.
Composer le numéro sur l’écran, écouter la sonnerie, longtemps. Attendre jusqu’à ce que cela raccroche. Rappeler immédiatement. Laisser sonner à nouveau. Après une vingtaine de sonneries, on décrochait :
— Allô ?
— Allô, euh, je suis un ami de Pablo, il m’a donné ton numéro.
— Mmmh ?
— Il m’a dit que tu pourrais m’aider.
— Je ne crois pas, moi, cracha la voix.
Ce n’était pas du tout mon habitude de démarcher quelqu’un de la sorte. Mais je n’avais pas le choix, je ne connaissais personne ici. Cette pensée me donna du courage.
— J’ai besoin de 200, c’est urgent ajoutais-je rapidement de peur que l’autre ne raccroche.
— On verra, s’était radouci la voix. Place de l’église, dans une heure.
J’avais encore la bouche ouverte, prêt à bredouiller un merci, quand j’entendis qu’on avait raccroché. Une colère sourde s’immisçait doucement dans mon corps déjà tendu. Mes mâchoires se serraient. Une heure pensais-je en me grattant les avant-bras. Le veilleur n’avait pas posé de question, il m’avait trouvé une bouteille de rhum pour m’aider à patienter. Allongé sur le matelas à ressorts, anesthésié au Tranxène, je tétais le liquide ambré directement de la bouteille. Je descendais dans la nuit noire à la recherche d’un distributeur. Mes pas étaient lents, je traînais mon corps derrière moi. La tirette faisait des siennes, niait mes opérations. Je frappais un code, puis un autre. Accès refusé. J’essayais avec une autre carte. Heureusement, la Barclays renouvelait toujours mon crédit en milieu de mois. Je récupérais quatre billets jaunes et les fourrais dans ma poche.
Sur la place ronde, des groupes s’étaient formés dans l’obscurité, des paumés erraient, chacun à sa quête. En pleine nuit, les âmes en peine sortaient de chez elles, prenaient d’assaut les rues à la recherche de ce qui ferait tomber leur fièvre. On voyait les silhouettes arpenter la ville, traîner dans les recoins sombres comme les chiens qui reniflent les lampadaires avant de pisser dessus. Amsterdam, royaume du commerce mettait tout à disposition. Il suffisait de sortir l’argent et la ville s’agenouillait pour vous servir. On pouvait tout acheter ici, même les êtres vivants devenaient objet de transaction.
Serrés dans la paume de ma main, les billets brûlaient. Mon cœur martelait la bouteille de rhum dans la poche intérieure de ma veste. Une transpiration aigre mouillait ma nuque. Je m’accroupis au seuil d’une porte pour reprendre ma respiration. J’attendais de longues minutes sans avoir aucune idée de l’heure. J’avançais en hésitant, tournant la tête de tous les côtés. Est-ce que les flics nous surveillaient ? Était-il déjà parti ? Comment le joindre ? Découragé, je m’effondrais sur un banc. J’épongeais la sueur sur mon front, essuyais mes mains sur mon jean, quand un homme âgé, le visage buriné par le soleil s’assit à mes côtés. Sans un mot, il posa sa main sur le banc, juste à côté de la mienne. En une fraction de seconde, il la retourna et j’aperçus un pochon de plastique rond, une boule blanche dans sa paume.
— Money first, chuchota-t-il sans tourner son visage vers moi.
Le cœur battant, je sortais lentement les billets de ma poche et tendis la main pour le saluer. Avec dextérité, le vieux empoigna ma main, attrapa l’argent et y laissa tomber le pochon.
— Vas-y doucement, ajouta-t-il en se levant, elle est forte.
Ma main était déjà de retour dans ma poche quand je me levais d’un bond et partais dans l’autre sens. Je tâtais le pochon. Immédiatement, mes intestins grognèrent de contentement, je m’éloignais à mon tour. Un endroit où me cacher, un abri, une porte cochère, un cul-de-sac assez sombre pour tenir les curieux éloignés. Un endroit où regarder ce qu’il y avait dans ma poche. Et puis je m’en ferais une. Il fallait bien goûter. Juste une pointe. Ou une ligne. Un trait, vite fait. Pour faire passer l’angoisse de l’attente. Et pour tester la marchandise. Happées par l’urgence, mes jambes s’agitaient toutes seules. Pas la peine de retourner à la pension. Ce serait très rapide. J’aperçus sur Prinsengracht, juste après le pont, à l’angle, une rue étroite et isolée. Accroupi à son ombre, dans les odeurs d’urine, je sortais le pochon. Il était cautérisé, le plastique entortillé qui le refermait brûlé au briquet. Mes doigts grattaient la croûte, ils s’énervaient. Mon ongle décollait, dépliait, j’avais réussi à ouvrir le pochon. Il fallait calmer mes mains maintenant si je ne voulais pas tout faire tomber par terre. Il me semblait moins volumineux qu’au premier abord. Je craignais de m’être fait avoir maintenant. C’était trop tard pour retrouver le gars, récupérer l’argent et me tailler du pays. Je trempais le doigt dans la poudre blanche et le portais à la langue. L’adrénaline relâcha mon sphincter, la poudre mêlée à ma salive avait immédiatement endormi la pointe de ma langue. Le type n’avait pas menti, le goût amer me faisait toujours frémir et même un peu bander. J’imaginais son chemin dans les fosses nasales. Je reniflais un grand coup, ravalais la morve et cherchais une surface plane pour y étaler la came avec ma carte. Puisqu’il y en avait si peu, autant y aller. D’une main experte, j’écrasais avec un angle de la carte, je tamisais et j’alignais la poudre sous la forme d’un trait. D’un billet enroulé, je fis une paille que j’enfonçais dans mon nez. J’avançais mon visage et aspirais d’une narine en bouchant l’autre de mon index. Je relevais la tête d’un coup sec en aspirant profondément. Le visage en arrière, attentif à la descente de la sensation des narines à la gorge, endormant les organes au passage. Fuir était la seule solution, articulais-je à voix haute en tombant sur le cul. Et pendant que la substance faisait son chemin dans mon corps, me remplissant d’une joie intense, je songeais, il faut disparaître, en mettant à nouveau le doigt dans le pochon.
Quand la lumière venait à manquer, qu’elle abandonnait le ciel et laissait mourir le jour, l’espace rétrécissait, les couleurs s’affadissaient. Un voile venait couvrir la ville, éteignant les couleurs une à une. On fermait les portes, on tirait les rideaux. On se repliait vers l’intérieur. Les rues se vidaient peu à peu, on entendait un dernier pas solitaire résonner. Ils étaient tous partis, il ne restait que moi sur les pavés de la ville. Je sentais comme elle tremblait, comme si elle était prête à m’avaler d’un coup. Mes jambes ne tenaient plus, l’équilibre même avait lâché l’affaire, j’étais allongé sur le bitume. Le corps agité de spasmes, je m’accrochais à la bouteille de rhum comme à une bouée. Les forces manquaient, je ne savais pas combien d’heures avaient passé, mais je reconnaissais le réveil de la bête. Elle était là, fraîche et disposée, elle s’étirait dans un corps trop étroit pour elle. Sa langue rose s’aventurait sur mes plaies. Si seulement je pouvais m’endormir, éteindre la machine d’un coup. Mes mains se saisissaient plus fermement de la bouteille, ne pas glisser dans ce trou d’ombre. Je murmurais le prénom d’Eva, juste pour l’entendre une fois encore, ses sonorités douces, les larmes mouillaient mes joues. La bête était là, griffant déjà mon torse. Que chaque rasade anéantisse toute cette guerre que j’avais déclarée à la vie. Et que règne enfin la paix. Pour des siècles et des siècles.
D’abord, le hurlement des sirènes — des coups sur mon visage (spoedeiende hulp) une voix grave, une forte odeur d’alcool — un choc électrique sur la poitrine, la chaleur — (hij antwoordt niet) — des portes qui claquent (geen reactie) — le bruit de pas qui courent sur le sol — des cris. Noir.